Benoît Mandelbrot, bien que redevable à Zipf de ce qu’il appelle (en toute modestie…) son premier « moment Kepler » (The Fractalist : Memoir of a Scientific Maverick, Vintage Books, 2010), n’est pas tendre dans la courte « esquisse biographique » qu’il lui consacre en annexe de son livre Les objets fractals. Forme, hasard et dimension (Flammarion, 1978) :
« Philologue américain, devenu peu à peu « écologue statisticien », Zipf reste connu pour un livre publié à compte d’auteur, intitulé Human Behavior and the Principle of Least Effort, An Introduction to Human Ecology, Addison Wesley, 1949. Je connais peu d’ouvrages (celui de Fournier d’Albe en étant un autre) où tant d’éclairs de génie, projetés dans tant de directions, se perdent dans un gangue aussi épaisse d’élucubrations. D’une part, on y trouve un Chapitre traitant de la forme des organes sexuels, et un autre où l’on justifie l’Anschluss par une formule mathématique […] » (Mandelbrot, op. cit., p. 178-179)
Ce commentaire très cruel éveille en tout cas la curiosité, d’autant qu’il est repris peu ou prou par certains auteurs qui n’ont sans doute pas pris la peine d’aller voir par eux-mêmes, alors que l’ouvrage cité, les publications précédentes de Zipf, et nombre de commentaires contemporains ou postérieurs à ces publications sont disponibles sur Internet. Cette courte notice aborde plusieurs sujets qui demandent à être explorés et développés.
La formule « coupé court » évoque la disparition de Zipf, mort à 48 ans en 1950, peu de temps donc après la parution de l’ouvrage cité par Mandelbrot, et son ouvrage le plus important.
La remarque sur la « publication à compte d’auteur » (dont je n’ai pas trouvé confirmation) sous-entend qu’il était un riche excentrique sans support académique. En réalité, il a un parcours universitaire tout à fait honorable, comme l’indique sa nécrologie :
« George K. Zipf, University Lecturer, died Monday evening at his home in Newton. He had been ill for about three months. He was 48.
Zipf was known particularly for his statistical treatment of the frequency of word use. He had carried over his methods into the study of such diverse subjects as the size of cities and the concentration of economic power and social status.
After his graduation summa cum laude from the College, Zipf studied at the Universities of Bonn and Berlin, but returned to Harvard to obtain his A.M. and Ph.D. degrees. He joined the teaching staff, soon becoming an assistant professor, and was appointed University Lecturer in 1939.
This post, of which there is only one is like the University Professorships in that it transcends ordinary departmental divisions.
As an example of this, Zipf was the director of German A, the elementary German course, while he gave courses last year in the Social Relations department. This fall, he planned to devote himself to research under a grant from the Guggenheim Foundation. »
Le poste d’« University Lecturer » (« seul en son genre ») obtenu par Zipf désigne son statut particulier lui permettant de choisir librement la discipline qu’il désire enseigner, un idéal « trans-disciplinaire » qui sera aussi celui de Mandelbrot, touche-à-tout, ou polymathe pour employer un terme moins dénigrant.
Laissons de côté Fournier d’Albe et l’Anschluss pour l’instant, on y reviendra peut-être, et abordons le sujet que peu de commentateurs ont discuté, à ma connaissance, à savoir la forme des organes sexuels… Bien qu’effectivement déroutant, le chapitre consacré au sexe est représentatif du mode de pensée de Zipf. En effet, bien qu’on associe son nom à une loi statistique, lui-même était peu intéressé par l’aspect mathématique de sa découverte, mais plutôt par le fait qu’elle prouvait la validité de son Principle of Least Effort.
Le principe de moindre effort
Une telle notion fait évidemment penser au principe de moindre action, notion fondamentale tant en physique classique qu’en électromagnétisme, en relativité générale ou en théorie quantique des champs. Mais Zipf récuse cette analogie, dénonçant l’emprunt de cette notion physique par le psychologue R. H. Wheeler (The Science of Psychology, Crowell, 1929) sans aucune rigueur scientifique. On notera cependant que Zipf met en œuvre des chemins (paths) de moindre effort, qui ne sont pas sans rappeler les chemins de moindre action.
Zipf tient à distinguer la notion de moindre effort de la simple notion de moindre travail ( work ) (op. cit., p. 6-7). Économiser son travail face à une situation donnée semble en effet naturel, mais c’est ne pas prendre en compte le futur. On doit aussi évaluer les conséquences de l’économie de travail à court terme sur le travail à produire plus tard. Le moindre effort n’est donc pas le moindre travail, mais la moindre quantité de travail probable sur un certain laps de temps. Zipf donne l’exemple de deux villes séparées par une montagne. Une énorme quantité de travail pourrait être économisée si l’on creusait un tunnel, mais une énorme quantité de travail est aussi impliquée dans la construction du tunnel… Le principe de moindre effort implique que si le coût probable en travail nécessité par le creusement du tunnel est moindre que le coût probable de travail résultant de l’absence du tunnel, alors le tunnel sera creusé. L’efficacité du principe repose sur la justesse des évaluations de coût, qui sont sujettes à erreur (et l’on connaît de nombreux exemples de grands travaux qui n’ont pas prouvé leur efficacité). L’important est que le principe de moindre effort requiert une activité mentale (mentation) prospective. Zipf reconnaît que dans ce cas sa proposition n’est pas originale et rejoint les notions économiques classiques d’économie du travail et de risque (ibid., p. 13).
L’exemple du tunnel impliquait l’activité mentale collective de nombreuses personnes. Mais le principe de moindre effort s’applique aussi aux individus. Là encore Zipf n’évolue pas dans un vacuum. Plusieurs psychologues expérimentaux avaient déjà évoqué cette notion, et Zipf cite et discute en profondeur leurs travaux (ibid., p. 13-16). Mais Zipf va plus loin, et prétend que le principe de moindre effort gouverne la totalité du comportement d’une personne, tout le temps (ibid., p. 8). Et à la base de cette conviction est une expérience de pensée : le principe tools-and-jobs.
Le principe « tools-and-jobs »
Il est un peu difficile de traduire cette expression. Le premier terme ne pose pas de problème : outils convient très bien, mais le terme job est plus problématique. Zipf propose quelques alternatives à son expression : « The problem of tools-and-jobs is the same as the problem of means and ends, or of instruments (or agents) and objectives. » (p. 8) Les moyens et les fins, les instruments (ou agents) et les objectifs, donc. On pourrait utiliser le mot tâche
mais plus loin Zipf utilise le mot task en le distinguant de job, pour désigner ce que permet de faire un certain outil, alors que le job est accompli par l’ensemble d’outils. Pourquoi pas travail ? Mais il y aurait ambiguïté avec le mot work
employé précédemment. Reste emploi ou, pour conserver le côté familier (voulu par Zipf) de l’expression, boulot (ou même job, adopté dans le français courant).
La relation entre les deux termes de l’expression n’est pas en sens unique. Zipf emploie le terme « économie » pour désigner la recherche d’un but et son optimisation. Par exemple un charpentier qui a un certain boulot à effectuer va rechercher un certain ensemble d’outils pour « faire le job » : jobs seek tools, les boulots requièrent des outils. Mais Zipf remarque que cette formule peut se retourner : en possession d’un certain ensemble d’outils, ce même charpentier va chercher les boulots qu’il peut réaliser avec : tools seek jobs, les outils requièrent des boulots. Zipf prend l’exemple d’un charpentier qui pour exécuter un certain job s’équipe d’un certain nombre d’outils : les boulots requièrent des outils. Mais une fois équipé, il va avoir tendance à rechercher les boulots que ces outils permettent de faire, ne serait-ce que pour rentabiliser son équipement :
tools-seek-jobs-and-jobs-seek-tools . Zipf précise que cette formule trop simple doit être relativisée parce qu’elle fait croire que les outils, comme les boulots, sont fixés une fois pour toute, ce qui n’est pas le cas. L’exemple de l’industrie automobile reconvertie en industrie d’armement en temps de guerre (une évolution que Zipf a pu observer récemment) illustre le relativisme du problème
tools-and-jobs, et la double économie de leur adaptation réciproque.
Le propos de Zipf n’est cependant pas centré sur l’économie au sens classique du terme, comme les exemples précédents pourraient le faire croire. En particulier le langage, dont l’étude quantitative lui a assuré une certaine postérité, est étudié objectivement sous cet angle d’une économie tools-and-jobs. Mais Zipf encore une fois va plus (trop?) loin, et suggère que tout individu peut être vu dans son entièreté comme un ensemble intégré de tools-and-jobs (ibid., p. 10). Et c’est là qu’il fait sa première plongée dans les eaux troubles de la sexualité.
Pour illustrer l’économie des outils et des boulots, il imagine John et Mary :
« John, after work, tidies himself before going to see Mary, who is similarly tidying herself to see John. In these two persons we have, theoretically, a case where jobs-seek-tools-and-tools-seek-jobs. Each may be viewed as both a set of tools and as a set of jobs for the other person. Together they face a period of reciprocal adjustment, during which each side alters its tools and jobs to effect a more economical “match.” » (ibid., p. 10) [John, après le travail, se pomponne avant d’aller voir Mary, qui en fait de même pour voir John. En ces deux personnes nous avons, théoriquement, un cas de jobs-seek-tools-and-tools-seek-jobs. Chacun peut être vu comme à la fois un ensemble d’outils et un ensemble de boulots pour l’autre personne. Ensemble ils font face à une période d’ajustement réciproques durant laquelle chaque côté altère ses outils et ses boulots pour aboutir à l’assortiment le plus économique.]
Ce qui pourrait être le début d’une romance donne lieu à une discussion sur les chemins de moindre effort. Le « calcul » du moindre effort n’est évidemment pas celui d’un ingénieur, en particulier le coût du calcul doit lui-même être inclus dans le coût total du chemin de moindre effort (mais à la réflexion on pourrait en dire autant d’un calcul d’ingénierie). John (ou Mary) peut ainsi économiser son effort total en empruntant le même « chemin » plusieurs fois. D’où l’apparition d’habitudes, de routines. Notons le regard totalement non romantique, a-moral , mais aussi égalitaire (les deux partenaires sont traités de la même façon), et donc probablement très naïf, que Zipf porte sur les relations entre les sexes. Mais admettons que cet exemple n’était qu’une expérience de pensée destinée à illustrer son propos.
Zipf aborde ensuite la notion de procréation comme moyen bio-social de survie, qu’il relie au binôme des pulsions de vie et de mort selon Freud. A ce propos, notons l’attitude de Zipf par rapport à Freud, qu’il cite souvent : il reconnaît être profondément redevable à ses théories, dont il emprunte la terminologie, mais précise aussi ne pas fonder son argumentation sur les postulats freudiens (ibid., note, p. 240).
Zipf aborde enfin directement la question de la sexualité dans le chapitre 7.I. Ayant justifié le désir de procréation, il commence par constater que pour l’être humain, un(e) partenaire du sexe opposé est nécessaire à la production d’une progéniture. Par ailleurs : « By and large most persons can be classified as male or female according to their genitals » (ibid., p. 255). Notons le « by and large » qui souligne le relativisme de Zipf quant à la caractérisation sexuelle. Dans ce contexte, tout être humain est un ensemble d’outils sexuels pour lequel un ensemble de jobs sexuels est requis (et réciproquement), selon la métaphore chère à Zipf. Cela conduit à au moins une union (mating) temporaire avec un membre du sexe opposé. Un certain degré de permanence et le choix du meilleur partenaire possible bénéficient à l’économie de cette union (où la sexualité n’est pas le seul critère de choix), d’où l’émergence du mariage dans la plupart des sociétés. Curieusement Zipf n’évoque pas la question de la polygamie, pourtant dominante dans la plupart des sociétés traditionnelles. Est-ce par ignorance, désir de simplification des données du problème, ou aveuglement dû à son raisonnement fondé sur une réciprocité totale des termes de la relation tools/jobs ? En tout cas il évoque divers comportements issus de ce choix du mariage, i. e. du choix d’un partenaire unique, comme la jalousie, et son corollaire (ici Zipf s’appuie sur Freud), le tabou de l’inceste.
Bipolarité sexuelle
Ayant exploré la sexualité sous son angle socialement le plus répandu, Zipf aborde la question d’une manière plus relativiste :
« It is common knowledge that persons of one sex have some of the physical characteristics of the opposite sex. In the extreme cases of hermaphroditism, the persons have the genitalia of both sexes. Therefore in the light of physical sexual criteria, the terms male and female might better be construed as meaning more male than female and more female than male. » (ibid., p. 259)
Pour Zipf, il est « bien connu » que toutes les personnes sont bisexuelles (ou leur sexe est bipolaire) avec divers degrés de masculinité ou de féminité, et on pourrait (si on avait les données) les ranger dans une courbe en U, avec les hermaphrodites au centre, et les personnes dont le sexe est le plus affirmé aux extrémités. Mais il ne s’agit pas d’un statut fixé une fois pour toutes, différentes situations, ou « économies », augmentent ou diminuent la masculinité (ou féminité) relative d’un individu donné, altérant la force relative de ses deux « pôles sexuels ».
Notons ici que Zipf a pour principale référence Sex and the Social Order (McGraw-Hill, 1946) de Georgene H. Seward, une psychologue féministe. Il mentionne en note le premier tome du « rapport Kinsey » (A. C. Kinsey, W. B. Pomeroy, C. E. Martin, Sexual Behavior in the Human Male, Saunders, 1948) dont la publication n’a eu lieu qu’après la rédaction de son manuscrit, et qui aboutit aux même conclusions (ibid., note VII-5 p. 553). Il n’aura jamais l’occasion de lire le tome concernant les femmes, paru en 1953.
Zipf s’appuie donc sur, ou rejoint, des écrits qui apparaissaient comme extrêmement progressistes à l’époque, et même aujourd’hui à l’heure où un décret (executive order 14168) de Donald Trump affirme :
« (a) “Sex” shall refer to an individual’s immutable biological classification as either male or female.
(…)
(d) “Female” means a person belonging, at conception, to the sex that produces the large reproductive cell.
(e) “Male” means a person belonging, at conception, to the sex that produces the small reproductive cell. »
(« Defending Women From Gender Ideology Extremism and Restoring Biological Truth to the Federal Government », A Presidential Document by the Executive Office of the President on 01/30/2025)
On est loin du consensus sur la bipolarité sexuelle universelle que Zipf pensait acquis en 1949…
Orifices et appendices
Même s’il partait du constat que, grosso modo, les êtres humains se partagent selon leurs organes génitaux, Zipf n’avait pas été explicite quant à leur forme. C’est à l’occasion de la discussion sur l’homosexualité, qu’il définit comme « le comportement d’une personne dotée des organes génitaux d’un certain sexe qui néanmoins essaie d’imiter le comportement sexuel du sexe opposé » (ibid., p. 259) qu’il développe le discours cru qui a tant dérangé Mandelbrot. Il note que « des orifices autres que le vagin sont utilisés pour recevoir le pénis, et des appendices autres que le pénis sont utilisés pour s’introduire dans le vagin » (ibid., p. 260). Toute personne possède donc, outre ses propres organes génitaux, de nombreux substituts aux organes sexuels des deux sexes. Bien que développant cet argumentaire à propos de l’homosexualité, Zipf note qu’il est bien connu que même les couples hétérosexuels peuvent à l’occasion utiliser de tels artefacts. La combinaison d’un orifice et d’un appendice peut concerner des organes qui ne sont ni l’un ni l’autre génitaux : la bouche et la langue en étant l’exemple le plus évident. Cela s’étend même à des orifices ou appendices non humains, ceux d’animaux par exemple, ou tout objet adéquat. Relativement à ces substituts aux organes génitaux Zipf mentionne les théories freudiennes sur l’érotisme oral ou anal.
Zipf discute les cas d’homosexualité « de circonstance » qui surviennent en raison de l’absence de partenaires du sexe opposé : pensionnats, prisons, etc. Mais il va plus loin en affirmant :
« What we call a male or female person is but a marked skewness of a fundamental bisexualism in one direction or the other; homosexualism is only an exaggeration of a commonplace bisexualism. » (ibid., p. 264)
Il ajoute que ce bisexualisme fondamental est perdu de vue en particulier à cause du tabou culturel de la civilisation occidentale à l’égard de tout ce qui ne correspond pas à un comportement sexuel monotypique qui se conforme de manière traditionnelle au sexe physique de la personne.
Ces vues sur la sexualité comme un gradient plutôt que comme une distinction entre deux types bien tranchés rejoignent totalement les conclusions de l’enquête des « rapports Kinsey » qui « ont permis de constater que homosexualité et hétérosexualité ne sont pas deux orientations sexuelles et amoureuses exclusives. Elles constituent plutôt les pôles d’un même continuum de l’orientation sexuelle. » Mais rappelons que Zipf avait terminé son manuscrit avant la parution du premier rapport, et n’a jamais eu l’occasion de lire le second, paru après sa mort. Il tire ces conclusions simplement de l’application objective de son principe de moindre effort et de la notion de tools-and-jobs.
En conclusion, le portrait par Mandelbrot d’un extravagant Mr Zipf proférant des « élucubrations » « sur la forme des organes sexuels » et supposément coupé de tout contexte académique (puisque publiant « à compte d’auteur ») est pour le moins exagéré. Zipf montre une érudition et une ouverture d’esprit remarquables. Il n’est certes ni psychologue ni sexologue, et n’a pas effectué d’enquête lui-même sur ces sujets (au contraire de ses très nombreuses analyses linguistiques) mais il s’appuie sur un corpus important et à la pointe de la recherche de son temps. On peut trouver de mauvais goût l’idée de considérer les individus comme des « tools-and-jobs », des moyens et des fins, et très naïf d’imaginer que la relation entre les sexes est égalitaire. Mais ses vues très libérales, sans aucun jugement d’aucune sorte, sur l’homosexualité cadrent mal en tout cas avec l’accusation à peine voilée de sympathie nazie suggérée par sa supposée « justification de l’Anschluss ». Mais c’est un sujet pour un autre billet.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marie-Pascale Corcuff (18 février 2025). L’extravagant Mr Zipf #2 De la forme des organes sexuels (ou autres). Penser l'espace et les formes. Consulté le 25 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13c3z